Les tripodes de Genk

Publié le par anachorete2876


 

 La Belgique chevelue

 

 

 Le Limbourg belge est peu couru. Cette grande friche orientale qui va jusqu’à la Meuse ne possède pas de cités prestigieuses, pas de grands monuments, ou de retables célèbres ; sans villes de renom ou symbole une région a peu de visibilité ; il ne lui reste que sa terre, ses forêts, ses fleuves, sa lumière, il ne lui reste qu'à compter sur la bonne volonté et la curiosité du nomade des grandes villes pour se faire connaître, de l'intérieur. Sur le route du Nord Est le Limbourg, avec ses interminables étendues de forêts qui semblent attendre de nouveaux colons défricheurs, ses terres sablonneuses donnant une impression d’aridité - mottes  granuleuses parsemées d’herbes dures-, ses marées et sa lumière nordique dramatique et enflammée, est déjà une préfiguration de la grande plaine germano-polonaise. Ici on  sent  s'effectuer le partage entre le territoire de Manche, qui finalement n’est qu’un grand canal où s’engouffrent les bateaux  d’Anvers et Rotterdam, et la mer du Nord qui ouvre déjà vers de plus larges horizons. Avec les Ardennes c’est sans doute le territoire de Belgique où on a encore une sensation d'espace, d'ouverture, le ciel y est plus haut, le soleil plus farouche, la nature plus sauvage.

 

 

Genk et la Campine

 

 Genk est un des chefs lieux de la Campine, le borinage flamand en quelque sorte, avec son chapelet de charbonnages qui s'égrainaient de la frontière hollandaise à Hasselt. Les deux régions ont fonctionné un peu comme des vases communicants. Beaucoup de mines et usines ont fermé en Wallonie dès les années soixante, tandis que de nouvelles installations entraient en fonction dans le Limbourg.  Ainsi un certain nombre de paysans limbourgeois sont entrés sur le tard dans le monde de la ville-usine, des villes qui se sont  développées comme de nouvelles colonies, intérieures.

 

 Les arbres bouleaux, pins, chênes, sont clairsemés, les groupes d’habitation se densifient. Du Nord, on arrive par l’autoroute des forêts à Genk, principal centre industriel du Limbourg. La ville est aussi un nœud fluvial- la Meuse coule au sud, le canal Albert relie la région à la fois à Liège et Anvers-, et autoroutier. Tout en limitant un périmètre urbain et soulignant la forme de la ville  ces grands axes de circulation englobent des étendues de forêts qui cachent longtemps la ville. Genk, aplatie dans une cuvette dessinée par deux rangées de colline n'apparaît en fait qu'une fois qu'on a dépassé Winterslag. Or on ne peut passer à Winterslag sans Les remarquer.

 

 

Les tripodes

 

 
DSC0001Les deux surgissent de derrière un modeste mur de briques, d'on sait où à vrai dire. En les voyant dépasser ainsi du mur d’enceinte on pourrait penser à des miradors contrôlant l’entrée d’un camp militaire. Mais quand on s'en approche et que l'on voit leur trois pattes, tendues, qu’on suit des yeux leur gymnastique de fer, et que l’on lève bien haut la tête, à s’en donner le torticolis on reconnaît là les tripodes de la Guerre des Mondes, ces machines de guerre qui sèment la terreur dans les faubourgs de Londres, dans le roman d’anticipation de H.G. Wells.

La colonisation des profondeurs de la terre, des Indes noires, a fait surgir ce genre de silhouettes extraterrestres, échouées ici aux portes de la ville.

 De loin on les croirait jumeaux mais plus on reproche et plus on distingue deux configurations, deux silhouettes bien distinctes, deux tempéraments. L’un est plus petit râblé équilibré, il porte sur un talon la marque des Aciéries de Liège. L'autre étire son interminable jambe jusqu'au pied des bâtiments où travaillaient « ceux du jour », ces ouvriers des mines affectés aux machines ; il donne le vertige.

Tous deux gardent l’entrée de l’usine qui est désormais aussi un musée.

 

 

 

 

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Alphanumérisme

 

 

Nous sommes en fait sur le carreau  de la mine C-mine, Zone1, Genk Noord, face aux deux puits d'extraction et d'aération. Une ancienne zone industrielle parmi d’autres à Genk. La ville est  en fait entourée d’une ceinture d’industries qui se déclinent en zones classées de manière alphanumérique. De  1 à 17. 1A, 1B, 1C, 2A etc...

 Genk est une ville où les industries ont suscité, prolongé et orienté le tissu urbain, Le mouvement a commencé un siècle auparavant quand des milliers de paysans limbourgeois ont afflué vers cette « colonie » charbonnière où ils se sont répartis en quartiers industriels, inscrits dans le provisoire. La forme de la ville fut soumise aux aléas économiques, au rythme de l’extraction avec une perspective à long terme, celle de l'épuisement des filons. De nouveaux colons sont arrivés d'Italie, Grèce, Turquie. Avec l’épuisement des réserves de charbon, les industries se sont éloignées en périphérie, permettant à la ville nouvelle, désormais cosmopolite,  de respirer, verdir, se pomponner.

Quand une zone périclite on trouve un nouvel espace, le long de la Meuse à Genk Zuid par exemple où la chimie et la construction automobile prospèrent. Mais déjà les usines ne font plus corps avec la ville. On se rend là-bas en voiture, par voie rapide.

La ville s’est fluidifiée, modernisée. Ce qui lui donne sa forme et marque son périmètre ce sont maintenant les axes de circulation, le canal et l'autoroute, tous longés par les forêts qui sont son véritable écrin.

 

 

 

La ville toujours renouvelée

 

 

Genk fait partie de ces villes nouvelles (St Etienne, Le Creusot en France, Bochum ou Wuppertal en Allemagne, Zlin en République Tchèque, Tampere en Finlande) qui se sont dressées sur le front de la grande lutte de la fin du 19ème siècle et du 20ème  siècle, celle des industries nationales, anglaises, allemandes, françaises ou américaines. La véritable Guerre des Mondes en fait.

Ces villes nouvelles tout en étant fragilisées par une spécialisation industrielle, peuvent aussi s'avérer modulables. Et Genk est une ville modulable, jusque dans ces centres commerciaux : shopping 1, 2, 3.

Cette possibilité de se renouveler en supprimant, ajoutant ou déplaçant des modules, semble faire partie de la nature même de Genk, de son code génétique pourrait-on dire

Les zones se font et se défont au gré des aléas, la ville se recompose avec un pragmatisme et une souplesse exemplaire. Ici les usines n’ont pas pourri sur place, pas de rouille, pas de cancer qui affecte le tissu urbain pour des décennies, pas de zones on la limite entre ce qui est destiné à disparaître et ce qui perdurera devient flou. On a tranché immédiatement dans le vif, procédé  à  des ablations, dans le feu de l’action, obéissant aux rythmes de l’économie.

Le Limbourg, terres de friche, jeune, offre ces possibilités.

 

 

Usine postmoderne

 

 


DSC0014En sus des tripodes il reste aussi l’usine de tri, lavage, et conditionnement du charbon, récemment transformée en musée : voilà les restes du grand combat industriel qui a commencé en 1917 quand le charbon des terres de Winterslag a commencé à être extrait à grande échelle.

Se promener dans une usine musée est toujours un peu frustrant. On aimerait voir les machines fonctionner, entendre le vacarme, sentir les fumées et gaz d’échappement, assister au combat contre la matière brute.

 Une usine est toujours un monde parallèle, souvent occulté, et dans  certains cas -quand y ont lieu des opérations potentiellement toxiques- tabou.

Dans ce sens, le monde des usines est un peu comme celui des militaires, et plus généralement comme tous les lieux où des  groupes d’hommes, de vastes confréries même, avec leur propre hiérarchie, jargon, modes de vie, sont impliqués dans des tâches presque sacrificielles, et en touT cas peu cosmétiques, dont dépend le bien être et la sécurité d’une société moderne.

 

Mais ici on n'est qu'un promeneur du dimanche parmi d'autres qui ne peut compter que sur des notices explicatives pour comprendre le pourquoi et le comment de ces enchevêtrements de tuyaux, conduits, roues, turbines, manomètres, cadran,

DSCF0103C’est d’un abord un peu sec. Cela aide à comprendre mais pas à sentir et à voir.

Heureusement, il reste toujours des machines parlant d'elles-mêmes, des gammes de couleurs et de chromages qui rendent sensibles le processus industriel. Cela donne de la matière à l’observation et fait naître une intuition, une double intuition même : celle d’une puissance, et du danger que représente cette puissance.

 Circuits de refroidissements, vannes de décompression, dosage de l’électricité et de l’eau  dans le processus de trie et de lavage du charbon, la productivité industrielle à l’ère moderne repose sur de fragiles agencements où tout déséquilibre porte à la catastrophe. L’usine est l’image même du danger maîtrisé où tout le monde est sans arrêt sur la brèche, où chaque homme est potentiellement en danger, comme à la guerre. Dans la lampisterie un système de jetons permettait ainsi de comptabiliser les mineurs remontés de la mine et d'identifier immédiatement ceux qui étaient restés en bas.

 

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Hiérarchie des organes

 

Dans l’usine postmoderne de la C-mine on voit se chevaucher les époques, tant dans les architectures, que le machines. Comme dans un corps humain il y a aussi une hiérarchie des organe à commencer par une tuyauterie primitive, les vannes, qui au rez-de-chaussée, émergent des profondeurs terrestres où elles servaient entre autres à assurer l’aération de la mine, et pomper les eaux de pluie. L’atmosphère est lourde d’humidité, les machines plantées dans la sol semblent encore en contact avec les tressaillements et humeurs de la terre qu’elles avaient pour tâche de maîtriser : inondation, chaleur, feu.

 Et puis deux lancées d'escaliers font accéder au « Hall ». Au premier étage de l’usine on est accueilli en effet par un grand hall central à l'architecture de métal et de verre, qui rappelle les gares de style art nouveau du début du siècle dernier. Le décor est déjà plus aérien.

De francs rayons de lumière pénètrent dans l'usine, et les tuyaux disparaissent faisant place à des box ou sont rangés en file des accumulateurs électriques.

On sent les années 40, 50, le progrès, l’humanisation des conditions de travail.

 Pour ce qui est des années soixante il faut aller dans le « cerveau », où on retrouve leur marque.

 

 

 

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Le cerveau

 

DSC0022A droite, en sortant du Hall, il y a une enfilade de pièces qui mènent à la plus reculée des salles, sur l’aile gauche de l’usine musée. On entre dans le périmètre névralgique, qui rappelle par son mélange d'hermétisme et d'élégance quelque antre de savants fous tels qu’on en trouve dans les romans de Jules Vernes. Les ferronneries art nouveau, celles de l’escalier qui dans une élégante torsion mène à l'étage aux allures de vaste mezzanine, cohabitent avec des machines qui atteignent leur plus haut d’abstraction de précision, d’intelligence. De là venaient les aiguillages, les impulsions, les commandes et les contrôles.

A l’étage la lumière du jour s’engouffre dans une pièce où une batterie de machines semble parcourue d'une tension cérébrale.

Si au rez-de-chaussée on sent la pure force physique, la violence liée au processus quotidien d’extraction, tri, lavage, ici cela serait plutôt une atmosphère de nervosité et de tensions mentales, où  le fractionnement et l'accélération du temps est soulignée par une inflation dramatique d'aiguilles et de cadrans

Si en bas c’est contre la matière que l’on se bat, ici c’est contre le temps.

Et ce combat a besoin d’un pilote qui domine depuis sa cabine l’ensemble des opérations.

 

La cabine de pilotage est laissée en l'état : le confortable fauteuil de skie noir, vide, semble toujours attendre le grand ordonnateur des opérations.  On imagine le pilote tourner sur son siège, appuyer sur des boutons et donner des ordres à ses subalternes, ingénieurs en blouse aux crânes dégarnis et binoclards, un peu extra terrestres.

On pense alors à certains films de sciences fictions, américains ou soviétiques des années 60, 70 avec ces immanquables vaisseaux voguant dans les espaces intersidéraux, et on est presque en droit de se demander si ce ne sont pas les salles de commande des usines occidentales, lancées dans leur dernière guerre, qui les ont inspirées.

 

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Cinéma

 

 A côté de l’usine musée, à la terrasse d’un café bar des néo-citadins prennent un verre en groupes clairsemés profitant des derniers rayons de soleil. Peut-être attendent-ils d’aller voir les films que l’on projette au cinéma, à quelques mètres de là. En effet, depuis peu un cinéma s’est logé dans un ancien bâtiment de l'usine, le bâtiment d‘entrée donnant sur l’artère qui descend lentement vers la cuvette de la ville. Le cinéma est ainsi idéalement placé en face des deux tripodes, qui tout en rappelant le retour dans la réalité de la ville font aussi fonction de décor cinématographique.

 A propos, si dans le roman de H.G. Wells ses derniers apparaissent dans la banlieue de Londres du début du 20ème siècle, dans la dernière mouture de son adaptation hollywoodienne du roman, c’est dans une ville américaine postindustrielle qu’ils surgissent avec fracas. On y voit ses affreuses créatures cybernétiques s’extirper lentement du sol, un ancien sol minier peut-être, avant d’attaquer des citadins qui tombent des nues. Dans l'imaginaire post industriel américain les tripodes du film sont peut être des résurgences des anciennes machines qui viennent punir les humains de les avoir abandonnés, ou pire délocalisés. Les tripodes pourraient être alors interprétés comme le retour du « refoulé », tripodes contre I-pod.

Fort heureusement  Genk n’a pas abandonné ces machines. Désormais sanctuarisées, elles sont à la fois symbole et attraction, tandis que de nouvelles usines assurent la pérennité industrielle de la ville à quelques kilomètres de là,  le long de la Meuse. Lié au complexe rhénan par le fleuve ainsi que l'autoroute, Genk a encore son mot à dire dans le grand combat industriel qui continue.

 

Sur l’autoroute de Bruxelles les fortes lumières électriques anticipent le crépuscule, et  revoilà les forêts, ces belles friches, qui sont l'autre face du Limbourg où des terres restent encore sans doute à coloniser.

 

 

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